Pandémie : exercice de lucidité. Enregistrer au format PDF

Lundi 1er février 2021
Pandémie : exercice de lucidité.

Une pandémie semblable aux précédentes.

Un ami me racontait récemment cette anecdote dramatique qu’il tenait de son grand père. Ce dernier se souvenait d’un enterrement d’un membre de sa famille décédé de la grippe espagnole. En rentrant de la cérémonie, les parents du mort n’ont pu que constater que cette même grippe venait de faire une seconde victime, dans la même maison. Nous étions en 1919. On sait maintenant que cette terrible pandémie qui dura deux ans fit 400 000 victimes chez nous, dans un pays qui comptait alors 38 millions d’habitants. Ce fut une saignée dramatique juste après l’hécatombe de la guerre. Dire que la pandémie actuelle est d’une « ampleur inédite » comme l’a affirmé le Premier Ministre le 13 janvier au cours de son allocution relève de l’exagération. Peut-être voulait-il faire peur pour rendre plus acceptable la généralisation du couvre-feu à 18 h.

Autre dramatisation.

A propos des jeunes. On sait que les étudiants subissent eux aussi la crise : cours irréguliers, incertitudes sur les examens, difficultés financières (quasi impossibilité de trouver des petits « jobs » pour compléter leurs bourses). Mais vaille que vaille, ils étudient. Quant à dire, comme on l’écrit souvent, que « c’est une génération sacrifiée » et que c’est terrible « d’avoir 20 ans en 2021 », je demande à comparer. Était-ce mieux d’avoir 20 ans en 1914 ? En 1939 ? Pendant la guerre d’Algérie ? Ne nions pas les difficultés des jeunes d’aujourd’hui, mais pourquoi une telle inflation de langage ?

Bien des pandémies ont jalonné notre histoire. C’est un phénomène bien connu. Celle que nous subissons est semblable par bien des aspects à celles du passé. En moins pire. La dramatisation actuelle ne se justifie donc pas. Elle est cependant intense. Mais il faut admettre aussi que la COVID19 comporte des différences spécifiques qui, elles, sont inédites.

Semblable, mais avec des différences spécifiques.

La première différence, c’est que l’épidémie actuelle se double d’une crise économique sévère. Lors des éditions précédentes, on ne pratiquait pas des périodes de confinement généralisé. Il y avait plus de morts, mais on ne paralysait pas les activités. Aujourd’hui, avec raison, on a subordonné l’économie à la santé. Mais le prix à payer, c’est la récession. Car les économies modernes sont complexes, concentrées et interdépendantes. Et cela, c’est nouveau. Au temps de la grippe espagnole, par exemple, le monde du travail était composé surtout d’un fort réseau de petits paysans, de commerçants et d’artisans qui exerçaient chez eux, en famille. La France était encore largement une société rurale.

Une autre spécificité qui nous échappe parce que nous baignons dedans à longueur de journée, c’est la forte et lancinante médiatisation. Combien d’heures d’antennes consacrées à la pandémie depuis le mois de mars dernier ? Combien de grands professeurs de médecine, de spécialistes, de chercheurs sont venus à l’écran ? Combien de débats insipides ? Nous baignons dans un fond sonore consacré au sanitaire. C’est obsédant et malsain. En 1967, Guy Debord publia un livre prophétique : « La société de spectacle. » Il prédisait que désormais l’information deviendrait un spectacle à vocation commerciale. Nous y sommes. Il faut des images et de l’émotion. J’évoquais au début de cet article une famille qui avait subi deux décès de suite du fait de l’épidémie de 1919. Aujourd’hui, des télévisions seraient accourues. On aurait vu des larmes à l’écran. On aurait fait de l’audience et alimenté l’anxiété.

Autre conditionnement qui aggrave la perception que nous avons de la crise, c’est bien sûr notre rapport à la mort. Nous admettons plus difficilement que nous sommes mortels. Si bien que la comptabilité journalière des victimes de la COVID, dans les médias, nourrit l’angoisse collective. Ceci est d’autant plus mal vécu que nous avons perdu nos assurances anciennes et nos certitudes encore récentes. Il y a seulement 50 ans, pendant la pandémie de la grippe de Hong-Kong qui fit 35 000 morts en France, certains hôpitaux étaient largement plus dépassés que ceux d’aujourd’hui au plus fort de la crise. Mais la télévision n’en fit pas écho. C’est qu’à l’époque, nous étions en pleine euphorie du fait de la croissance, de la foi dans le progrès et de toutes ses promesses de bonheur et qui ne sont pas au rendez-vous. On ne pensait pas à la mort. On rêvait d’un monde radieux. Tandis qu’en2020, l’épidémie est arrivée dans un monde plutôt fragilisé moralement et psychologiquement

Finalement, on peut dire que l’épidémie présente est comparable à celles du passé, et sans doute pas plus grave que la plupart. Mais les différences spécifiques qu’elle charrie nous disent bien des choses sur la société actuelle. En prendre conscience pourrait nous éveiller à une plus grande lucidité afin d’affronter cette période difficile avec plus de maturité.

Elie Geffray
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