L’ère du soupçon. Enregistrer au format PDF

Lundi 1er février 2021
2020 : Extension de l’ère du soupçon.
Hold Up

Le film le plus discuté et le plus discutable en ce moment c’est « Hold-up ». Sur fond de crise de Covid 19, il ne voit que complots partout, que soupçons généralisés, que manipulations occultes. C’est assez idiot sur le fond, mais cela traduit aussi une part de nos incertitudes, de nos craintes irrationnelles, de notre scepticisme à l’égard de toute autorité morale, scientifique, politique, religieuse. Essayons de prendre du recul.

A l’origine de l’ère du soupçon.

Au temps de mes études, les « maîtres du soupçon » tenaient une place prépondérante dans les débats étudiants. Sous ce vocable, il fallait entendre une trinité de penseurs qui mettaient à bas tous nos idéaux. D’abord Karl MARX (1818-1883), l’initiateur du communisme. On retient de lui cette phrase célèbre : « La religion est l’opium du peuple. » Derrière cette formule il faut comprendre que, dans un état de grande précarité, l’homme s’évade dans un monde idéal qu’il invente pour se consoler, et qu’il sert pour mériter le salut dans l’au-delà. Cette croyance détourne du combat contre toutes les oppressions sociales. Fausse consolation, la religion sert d’opium pour oublier nos souffrances. La lutte pour la libération suppose donc de donner congé à ces aliénations religieuses. Voilà pourquoi les partis communistes les plus orthodoxes étaient « athées ».

Ensuite Sigmund FREUD (1856-1939), père de la psychanalyse, inocule lui aussi, le vaccin du doute, mais par une autre approche que Marx. Analysant le fond de fragilité inhérente à la condition humaine, il voit en Dieu le père idéal qui pourra la protéger. Il écrit en effet : « Quand l’enfant, en grandissant, voit qu’il ne pourra jamais se passer de protection contre les puissances souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure paternelle. » (L’Avenir d’une illusion). Finalement pour Freud, Dieu n’est rien d’autre qu’un père idéalisé qui punit et récompense. Il faut « tuer le père » pour devenir adulte et autonome.

Enfin Friedrich NIETZSCHE (1844-1900). Il analyse ce qui fait notre aspiration la plus profonde : la volonté de vivre au maximum. Mais il faut pour cela de la force, du courage, de l’énergie. Mais les religions, dit-il, utilisent cette énergie vitale dans un sens négatif : le renoncement, le sacrifice, l’abaissement, l’ascèse. Le croyant sacrifie sa vie au profit d’une espérance illusoire dans l’Au-delà. C’est la morale des faibles, « des esclaves. » Il faut « tuer Dieu » et toutes les idoles pour que l’homme s’affirme dans toute sa puissance.

Le soupçon à l’heure du populisme.

Bien entendu, le grand public n’a souvent rien lu de ces « maîtres du soupçon », qui ont cependant imprégné notre culture. Le doute et la croyance irrationnelle aux complots, sans vérifications, se sont introduits dans nos manières de penser. Nous avons acquis un esprit critique développé mais pas toujours maîtrisé. Nous sommes les héritiers sans le savoir de toute une culture de la « remise en question. » Aspect positif : nous nous libérons de nos naïvetés et de nos craintes ancestrales. Aspect négatif : nous en sommes venus à douter de tout. Nous ne faisons plus crédit aux autorités naturelles, qu’elles soient religieuses, politiques, ou même scientifiques. Quelques exemples :

Les autorités religieuses sont ignorées. Nos contemporains, et les croyants eux-mêmes, ne règlent plus leur vie d’après les prescriptions des autorités religieuses. Chacun conduit sa vie comme il l’entend et fait le tri dans ses croyances, sans repères.

Les représentants politiques et les élus sont souvent discrédités. Abstention croissante aux élections, désengagement, crise des partis, revendications dans tous les sens. La gestion de l’épidémie actuelle illustre bien le soupçon généralisé de la population qui navigue entre demande de décisions claires et nettes, mais qui les conteste toutes. Nous sommes dans une société de « bougons », de « pas contents » quand ce n’est pas celle des « en colère ».

Les scientifiques sont également soumis au laminoir de l’esprit critique. Un exemple inquiétant : les Français veulent bien sûr sortir le plus vite de l’épidémie actuelle. La mise au point de vaccins par des laboratoires sérieux et vérifiés par des autorités sanitaires avant leur mise sur le marché, est la solution la plus fiable. Mais, au moment où j’écris ces lignes, plus de 50% de Français disent se méfier de la vaccination, et cela sans preuve. On finit par vouloir tout et son contraire.

La peur et le soupçon : deux virus toxiques.

Toute une fraction de la société est en plein délire. Les complotistes sont à la manœuvre pour généraliser le venin du soupçon, au risque de déclencher de la violence sociale et de faire le nid à un pouvoir autoritaire. Mais nos armes pour nous en défaire restent tout de même : la raison – la science – les urnes et nos vertus citoyennes - la démocratie avec ses valeurs de confiance mutuelle et de solidarité. L’esprit critique, le doute, oui, c’est nécessaire pour avancer, mais inséré dans un débat éclairé et apaisé. On attend beaucoup de 2021 pour s’y mettre.

Elie Geffray
Revenir en haut